Un siècle et demi après, retour sur la citoyenneté française accordée aux juifs d’Algérie en 1870 et ses répercussions sociales et politiques
Il y a plus de 150 ans, le 24 octobre 1870, un décret promulgué par Adolphe Crémieux, alors ministre de la Justice du gouvernement de la Défense nationale en France, allait bouleverser la structure sociale de l’Algérie coloniale. Ce décret, accordant la citoyenneté française aux juifs d’Algérie, reste un sujet de débat, tant pour ses motivations que pour ses répercussions sociales et politiques. Aujourd’hui, il s’impose comme une référence historique pour comprendre les divisions imposées par l’administration coloniale française, qui, par ce texte, a séparé la population locale en deux catégories distinctes et hiérarchisées.
Le décret Crémieux intervient dans un contexte où la France, après la défaite de Sedan et l’effondrement du second empire, cherche à renforcer son contrôle sur l’Algérie. En tant que ministre de la justice d’un gouvernement nouvellement formé et désireux de consolider son pouvoir, Crémieux, lui-même d’origine juive, émet un ensemble de lois visant à accorder la citoyenneté française aux juifs natifs d’Algérie. Pour le gouvernement de l’époque, cette décision servait plusieurs objectifs. D’abord, il s’agissait de rallier une partie de la population locale et de renforcer le poids de la présence française face aux résistances arabes et berbères qui persistaient depuis la conquête de l’Algérie en 1830.
Le décret Crémieux crée une scission nette au sein de la société algérienne. En offrant aux juifs le statut de citoyens français, avec tous les droits et obligations qui en découlent, la France a sciemment établi une différenciation entre cette communauté et les musulmans, qui restaient soumis au code de l’indigénat. Cette loi excluait de facto les musulmans du même statut, limitant leur accès aux droits et privilèges associés à la citoyenneté française.
Ce fossé législatif fut un facteur de tensions intercommunautaires. La population musulmane, désormais marginalisée, a perçu cette naturalisation des juifs comme une trahison, un privilège qui leur était refusé et qui accentuait l’injustice imposée par l’administration coloniale. De nombreux témoignages de l’époque, ainsi que des écrits d’historiens contemporains, illustrent comment cette division a contribué à un climat de méfiance entre les communautés et a facilité la stratégie de “diviser pour mieux régner” adoptée par la France.
Bien que la citoyenneté française ait offert aux juifs algériens une certaine sécurité juridique et économique, elle a aussi eu des répercussions difficiles. La communauté juive s’est retrouvée dans une position délicate, devant faire face à des attentes souvent contradictoires. D’une part, les nouveaux citoyens français devaient adhérer aux lois et aux coutumes françaises, ce qui, pour beaucoup, nécessitait un renoncement partiel à leur identité culturelle et religieuse. D’autre part, cette citoyenneté attisait le ressentiment d’une large partie de la population musulmane, ce qui créa des frictions et une séparation accrue.
De plus, l’intégration au sein de la citoyenneté française n’était pas sans contraintes : nombre de juifs algériens ont dû, au fil du temps, adapter leur mode de vie, leurs pratiques religieuses et leurs traditions pour se conformer aux attentes de la société française. Cette assimilation partielle contribua à l’isolement de la communauté juive, aussi bien de leurs voisins musulmans que de certains Français de métropole qui voyaient en eux une altérité.
Au fil des décennies, le décret Crémieux a été au centre de débats et de remises en question. Dans les années 1930, avec la montée de l’antisémitisme en Europe et en France, de nombreux mouvements politiques en Algérie, notamment parmi les colons européens et certains groupes musulmans, demandèrent l’abrogation du décret. L’arrivée du régime de Vichy en 1940 marqua un tournant avec la suppression du décret, dénaturant les droits de citoyenneté accordés aux juifs. Ce retrait symbolisait non seulement la précarité des droits civiques dans un contexte colonial, mais aussi la vulnérabilité des communautés face aux changements de régimes et d’idéologies en France.
Le décret fut rétabli après la Seconde Guerre mondiale, mais le retour de la citoyenneté française pour les juifs n’effaça pas les divisions que la loi avait initialement créées. Au contraire, à mesure que le mouvement de libération algérien gagnait en force, l’influence de ce décret et des politiques coloniales discriminatoires devinrent des symboles de la fracture imposée par la colonisation. La guerre d’Algérie (1954-1962) et l’indépendance qui s’ensuivit marquèrent un point de rupture définitif, entraînant l’exil d’une grande partie des juifs algériens vers la France ou la Palestine.
Le décret Crémieux du 24 octobre 1870 est bien plus qu’un simple texte juridique ; il est un rappel des complexités et des douleurs de l’histoire coloniale française en Algérie. En attribuant la citoyenneté française à une communauté et en en privant une autre, la France coloniale a créé des fractures sociales qui résonnent encore aujourd’hui. Ce décret souligne la manipulation des statuts juridiques pour consolider le pouvoir colonial, mais aussi les répercussions durables que de telles politiques peuvent avoir sur la cohésion sociale et les identités culturelles. À l’heure où l’histoire de la colonisation est de plus en plus réexaminée, le décret Crémieux continue de poser des questions essentielles sur les responsabilités des empires coloniaux et les cicatrices laissées par les inégalités juridiques imposées dans les sociétés colonisées.
RafikaS.
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La première grande insurrection contre la colonisation française
Par le décret Crémieux, la citoyenneté française a été accordée aux habitants israélites, cependant que la population musulmane, qui d’ailleurs était majoritaire, est maintenue à l’écart du progrès économique et social. Par ailleurs, les musulmans sont donc soumis à partir de 1881 au régime de l’indigénat, avec l’obligation d’un permis de circulation. Bien que non-citoyens, ils n’en sont pas moins astreints au paiement de l’impôt et au service militaire. A ce propos, il faut rappeler qu’en 1872, sur une population estimée à deux millions d’habitants, quelque 245 000 étaient d’origine européenne (12,2 % de la population) et possédaient au moins le quart de l’espace agricole algérien.En 1886, plus de sept millions d’hectares de terres étaient passés aux mains des colons. Ceux-ci n’étaient pas uniquement d’origine française : certains provenaient, par exemple, de l’Italie, de l’île de Malte, de la Suisse et de l’Espagne. Pendant que les Français, les Suisses et les Espagnols s’établissaient dans l’Ouest, les Italiens et les Maltais s’installaient dans l’Est. Par la suite, certaines ethnies arabes et berbères perdirent jusqu’à 50 %, voire 80 % de leurs terres. Capitalistes métropolitains, fonctionnaires et officiers firent le trafic des terres abandonnées par leurs propriétaires ou confisquées à la suite de la conquête. Pour revenir à l’histoire, évoquons l’agitation des masses musulmanes, inquiètes de l’avènement du régime civil établi par Alphonse Crémieux, mis en place le 9 mars 1871, et marquant donc la fin du régime militaire en application depuis 1830. Ce nouveau régime est interprété comme une domination accrue des colons sur les Algériens, une stratégie de poursuite de la spoliation des terres et une perte de l’autonomie civile et judiciaire des musulmans au profit de l’administration française. Selon Louis Rinn, repris par Jules Liorel, le décret Crémieux du 24 octobre 1870, relatif à la citoyenneté française aux juifs d’Algérie, étendu plus tard à un petit nombre de musulmans, a joué un rôle dans le déclenchement de la révolte du Cheikh el Mokrani. D’après Jules Liorel : « M. l’Amiral de Gueydon, gouverneur général, l’a fort bien dit, ce furent la naturalisation des Juifs et les audaces impunies de la presse radicale qui poussèrent les Arabes à se révolter contre la France ». Du côté de la recherche contemporaine, Richard Ayoun conteste que ce décret soit la cause de la révolte, cette « légende ne s’étant diffusée que plus tard », par « opportunisme » politique.
Répression et confiscations des terres et des biens
Au cours des opérations militaires, on compte une centaine de morts chez les Européens et des pertes inconnues chez les civils autochtones. La répression pénale est menée sous le gouverneur général de Gueydon. Elle se traduit par trois sanctions attribuées aux insurgés mais également à leur famille et plus généralement aux tribus ayant participé à l’insurrection : la contribution de guerre, la séquestration de biens et terres des tribus et enfin le jugement en Cour d’assises des insurgés. En effet, l’Algérie est française. Plus de 200 Kabyles sont internés et de nombreuses déportations ont lieu à Cayenne ou en Nouvelle-Calédonie dont la plupart ne seront amnistiés qu’en 1895. Bou-Mezrag al-Mokrani, quant à lui, est exilé en Nouvelle-Calédonie et condamné à la peine de mort, mais il sera gracié en 1878 après avoir participé à la répression de l’insurrection de canaques (kanaks). Concernant la contribution de guerre, les tribus kabyles se voient infliger une contribution s’élevant à environ 36 millions de francs-or. 450 000 hectares de terres sont confisqués et distribués aux nouveaux colons, dont beaucoup sont des réfugiés d’Alsace-Lorraine (à la suite de l’annexion allemande), en particulier dans la région de Constantine. En outre, la répression et les confiscations sont le résultat de l’exil de nombreux kabyles en Tunisie, en Égypte et en Syrie. Au regard de l’histoire, la révolte de Mokrani reste la « première grande insurrection contre la colonisation française », la plus importante, par son ampleur et son issue tragique, depuis le début de la conquête en 1830 et le dernier soulèvement armé de toute l’Algérie avant celui de 1954.
Rabah Karali