
Arezki Berraki, ministre des Ressources en eau évoque dans cet entretien la situation de son secteur et la nouvelle stratégie qu’il compte mettre en place pour un meilleur service public de l’eau. Le ministre a également évoqué le système tarifaire et la situation de la ressource en Algérie.
E-Bourse : Dans quelle situation est actuellement le secteur des Ressources en eau ?
Arezki Berraki : à ma prise de fonction, je me suis attelé à faire un diagnostic approfondi de plusieurs échelons de la gestion du secteur. Ainsi, nous avons recensé certains axes qui méritent refonte et amélioration. Le 1er axe concerne la politique ayant prévalu ces vingt dernières années. Elle s’était concentrée sur l’offre, au lieu de s’occuper de la demande. L’État investit ainsi des sommes colossales pour rattraper le retard accumulé dans la mobilisation des ressources et pour offrir plus d’eau aux citoyens, pour s’apercevoir finalement que cette « solution » non seulement encourage le gaspillage, mais ne règle même pas le problème d’une manière définitive. Il faut savoir, par exemple, qu’il aura fallu environ 2500 milliards DA durant 10 ans pour gagner à peu près 3 indices sur le taux de satisfactions de nos besoins ! Le déséquilibre actuel est très important : quand on sait qu’aujourd’hui, on perd environ 50 % du volume d’eau produite, force est de reconnaitre que l’attitude qui a prévalu à ce jour n’était pas la bonne, puisqu’il ne fait qu’augmenter ces pertes. De fait, on se contentait d’augmenter mécaniquement le volume mobilisé à chaque fois qu’un besoin à satisfaire se faisait sentir. Au lieu de travailler sur la réduction des pertes, avec un investissement beaucoup plus modeste pour gagner le même volume, on a privilégié l’augmentation du volume de l’offre. À Alger, on est ainsi à un taux de déperdition de quelque 48 %, entre pertes commerciales et physiques, ce qui représente environ 500,000 m3 par jour, de quoi alimenter toute la wilaya de Blida ou Tipasa. Donc au lieu d’économiser l’argent du contribuable et le consacrer à la construction de nouveaux barrages ou de stations de dessalement pour soulager ceux de nos compatriotes qui n’ont toujours pas d’accès correct à l’eau, on mobilise encore plus d’eau, tout en sachant pertinemment que la moitié sera perdue de toute façon ! Nous voulons agir prioritairement sur cet aspect préoccupant, voire choquant. D’autres chantiers urgents requièrent toute notre attention, je citerais par exemple la viabilité du réseau. Nous avons décidé de prioriser cet axe, en lui consacrant un plan complet de développement. Ce travail de fond sera, bien sûr, accompagné, complété et soutenu par des campagnes d’information et de sensibilisation afin de lutter contre ces véritables fléaux que sont le gaspillage et la surconsommation.
Nos ressources, comme vous l’avez toujours dit, sont vulnérables. Comment peut-on y remédier ?
Effectivement, les Algériens ne doivent jamais l’oublier, nous sommes géographiquement situés dans une zone, la région MENA, qui très aride et pleinement affectée par les changements climatiques. Ceci fait de nous le 29e pays au monde à difficulté hydrique et le 25e pouvant subir le changement climatique de plein fouet. Quand on voit que la quasi-majorité de nos ressources sont naturelles (superficielles ou souterraines), le dessalement ne représentant que 17 % dans la satisfaction des besoins, il est urgent de rééquilibrer toutes nos ressources, d’autant plus que le dessalement est une ressource plutôt pérenne. Nous travaillons à cela, en décidant, par exemple, de doubler nos capacités de dessalement à l’horizon 2030. Notre objectif est que toute la bande littorale soit alimentée au quotidien par le dessalement. Une autre ressource, méconnue, voire sous-estimée, sera mise à contribution : il s’agit des eaux épurées. Actuellement, avec une capacité de 900 millions m3, on n’épure que 480 millions m3, pour finalement n’en réutiliser qu’une petite cinquantaine de millions. C’est inacceptable ! Il y a, c’est vrai, des freins et des entraves qui empêchent cette ressource de prendre toue la place qu’elle mérite dans le mix hydrique ; nous nous attelons à lever ces entraves, mais le verrou psychologique est un préalable qu’il faut faire sauter, et c’est l’affaire de tout le monde. La réutilisation des eaux épurées a un autre objectif, celui de la pérennisation de la ressource et d’atteindre un volume cumulé de quelque 2 milliards de m3. Nous avons également l’importante nappe de l’Albien, qui est une ressource naturelle non, ou très peu renouvelable et qui, de ce fait, commande mille précautions dans son exploitation car, ne l’oublions, pas, elle constitue en quelque sorte l’assurance-vie de nos enfants et petits-enfants. Cette année, la pluviométrie a été relativement clémente envers nous et il faut s’en féliciter : nos barrages sont bien alimentés dans l’ensemble, donc nous pouvons envisager le proche avenir avec sérénité. Mais en cas de sécheresse plus ou moins prolongée, nous avons, Dieu merci, des solutions de rechange. J’aimerais enfin, si vous permettez, citer deux derniers points dans ma longue réponse à votre question, et qui concernent nos statistiques en particulier celles ayant trait à l’évolution des besoins et des potentialités, ainsi que la Loi sur l’eau de 2005, qui doit, entre autres, ouvrir de nouvelles perspectives à l’investissement au privé ; nous sommes très retardataires sur ce plan, car l’État ne peut pas s’occuper de tout.
Qu’en est-il du système tarifaire ?
Nous avons un système tarifaire totalement inadapté. Il est clair que ce système privilégie le volet social et c’est une bonne chose à plus d’un titre. Mais, à moyen terme, même si l’État va continuer à soutenir le prix de l’eau pour le citoyen, il n’en sera pas de même pour les industriels, les services et l’agriculture. C’est sur cet aspect que nous allons travailler. Les industriels achètent bien de la matière première et autres intrants nécessaires à leur production, pourquoi alors ne payeraient-ils pas l’eau à son prix réel ? C’est une question épineuse, j’en conviens, mais tout le plan tarifaire sera mis à plat et corrigé là où c’est nécessaire en concertation avec les gros utilisateurs, cela va de soi.
Sinon, mis à part ces volets, votre département compte-t-il lancer de nouvelles initiatives ?
Bien entendu. Nous avons élaboré une Nouvelle Stratégie afin d’améliorer le service public qui en a grandement besoin, mais aussi pour mieux préserver la ressource en eau. Cette stratégie se décline sur 8 volets importants, parmi lesquels la refonte institutionnelle : elle englobera tout ce qui a trait à la loi et à la réglementation. Nous avons également pensé à instituer une vraie Police des eaux, qui est là, mais qui n’est pas efficace. Lorsque, par exemple, nous faisons appel à des agents de l’administration pour sévir quand il y a lieu, on a zéro résultat et ce, pour plusieurs raisons : la première est due au fait que les agents chargés de cette mission entretiennent souvent une relation laxiste, de voisinage, avec les citoyens en infraction. La seconde raison tient au fait que ces mêmes agents n’ont pas de statut de police judiciaire. Donc leurs PV n’ont aucune valeur réglementaire ou pénale. Nous nous attelons à leur donner un statut reconnu juridiquement, par exemple nous comptons soumettre à l’examen du gouvernement, l’éventualité d’instituer un corps spécifique chargé de la Police des eaux au sein de la DGSN, que nous allons former et accompagner. Et même en cas où cette démarche ne retiendrait pas l’aval des autorités supérieures, nous avons des solutions de rechange. La réforme en profondeur de notre Secteur touchera également d’autres volets : ainsi, le Plan national de l’eau, qui est un instrument de planification officiel, sera refondu et actualisé. De même, notre Administration centrale sera réorganisée ; il s’agit, en fait, de la révision des missions régaliennes de cette dernière. Notre rôle est d’assurer un service public de qualité et sa continuité, et non de s’occuper d’autres tâches. Par exemple, on est peut-être le seul pays au monde qui s’encombre de deux services publics de l’eau, l’un dédié à « l’Eau potable » et l’autre à « l’Assainissement ». Résultat : on se retrouve avec des charges dédoublées ! Nous allons aussi repenser le rôle des ADE, car il est inconcevable que cette structure s’occupe des projets de développement, alors que sa mission primordiale est de s’assurer que l’eau qui coule du robinet du citoyen réponde aux normes requises en matière de qualité (cela va sans dire), de disponibilité et de régularité. Ce recentrage vers les métiers de base de chaque opérateur sous tutelle vaut pour tous les autres organismes, l’Agence nationale des barrages et transferts (ANBT) par exemple. Les prérogatives et les missions seront revues aussi pour les Agences de bassin et ce, conformément au cycle de l’eau, pour éviter les conflits d’usage et le recours inconsidéré aux arbitrages du ministère.
Ces aspects concernent uniquement la gestion, qu’en est-il des autres aspects, comme la ressource elle-même, les changements climatiques … ?
Ce volet est également prévu dans notre stratégie. Il est concerné d’abord par les modèles hydrologiques sur lesquels nous travaillons depuis plusieurs années. Force est de reconnaître que ces modèles, qui datent des années 70, sont dépassés ; nous allons par conséquent travailler désormais sur des modèles actualisés qui prennent en charge des donnes inédites comme le réchauffement climatique, par exemple. On ne peut faire des calculs sur des barrages ou des oueds à partir de formules empiriques caduques. Dans le même ordre d’idées, je dois avouer que nous manquons de modèles en matière de prévision. Nous ne savons pas comment notre ressource va évaluer, faute de modèle performant. Les universités et les laboratoires de recherche sont appelés à contribuer à la conception d’un modèle propre à notre pays, qui prendra en charge tous ses aspects géologiques, climatiques, hydrologiques et morphologiques… Nous voudrions également orienter nos efforts sur les ressources peu ou pas impactées par les changements climatiques. Ce sont les ressources pérennes qui sont impactées directement. La transition énergétique est un élément important dans la Nouvelle stratégie. Ainsi, doit-on s’orienter vers des sources énergétiques non-fossiles, comme le solaire, au regard de la lourde facture en énergie induite, notamment, par des technologies énergivores comme le dessalement, ou encore, par l’effort considérable en matière de récupération et de traitement des eaux usées que notre secteur s’apprête à intensifier. N’oublions pas un autre levier, celui de la valorisation, la mobilisation et la protection de l’eau. Nous avons actuellement une capacité de 18 milliards, et cette dernière doit passer à 25 milliards à moyenne échéance : la démographie augmente et d’ici 2030, nous serons 50 millions d’habitants. Pour y faire face, nous devons mobiliser suffisamment de ressources pérennes. De même, le programme économique initié par les pouvoirs publics s’appuie notamment sur les promesses de l’agriculture saharienne et celles du renouveau industriel, autres grands consommateurs d’eau. Toujours à propos de la mobilisation, nous avons des niches qui peuvent apporter des solutions, comme les retenues collinaires. Une étude, réalisée il y a quelques années, va être reprise et actualisée afin d’aider certaines de nos régions à régler définitivement le problème de l’eau. Nous avons aussi pensé a un réseau de retenues, y compris artificielles, qui serviront à stocker les excédents d’eau pendant les saisons à fortes précipitations.
Qu’avez-vous prévu pour le déséquilibre entre les régions et les transferts ?
Il s’agit de revoir les transferts pour réduire les déséquilibres entre régions. C’est un travail qui a déjà été entamé par le passé et que nous allons poursuivre. Je citerais comme exemple le projet d’El Tarf-Souk Ahras-Tébessa qui est emblématique de cette nouvelle orientation et va apporter, j’en suis convaincu, beaucoup de solutions : El Tarf enregistre en effet un important excédent annuel, qui se déverse en pure perte en mer, et que nous allons mobiliser et transférer vers les Hauts Plateaux de l’Est. Enfin, la performance du système hydraulique est également passée à la loupe. Il faut une remise à niveau de toute cette mécanique, surtout dans son volet énergivore, qu’il convient de contenir, puis moderniser.
Qu’en est-il de l’irrigation et de l’agriculture ?
En matière d’agriculture, la clé pour notre pays c’est l’intensif, du moins c’est mon humble avis. Ce passage qualitatif requiert des efforts à tous les niveaux. En ce qui nous concerne, nous demandons, que dis-je, nous exigeons des systèmes d’irrigation économes. Nous nous sommes entendus avec le ministère de l’Agriculture pour libérer des concessions, mais à condition expresse qu’un système d’irrigation économe en bonne et due forme soit mis en place au niveau de chaque exploitation. Ces systèmes réduisent la consommation d’eau pour des récoltes parfois meilleures. Comme autre axe, nous nous sommes attelés à la gestion intégrée et à l’organisation du Service public de l’eau. À ce propos, je tiens à souligner ma profonde conviction qu’une gestion efficiente de la ressource intègre nécessairement le volet citoyen, car c’est l’utilisateur qui connait le mieux ses besoins. Enfin, comme dernier et non moins importante préoccupation, je voudrai évoquer la ressource humaine et la formation. Nous avons prévu un dispositif soutenu en ce sens pour mieux préparer nos cadres et agents à tous les échelons pour affronter les défis complexes qui les attendent.